Je tricote depuis un paquet d’années, avant j’écrivais des livres, et je crois que tout ça correspond surtout à un besoin de ralentir, de prendre le temps de faire, de penser, de consommer, de vivre autrement.
En 2018, avec mes enfants, nous avons fait un voyage en Irlande. Une semaine au grand air, sous la pluie, une semaine à regarder les moutons évoluer dans leur environnement, une semaine à tâter de la 100% pure laine. En rentrant, j’ai décidé que je me laissais deux ans pour changer de vie ; j’avais 38 ans. À l’époque, je bossais dans un bureau, ça ne correspondait pas du tout à mon état d’esprit, j’avais l’impression de me trahir autant que de me gâcher. Je ne savais pas comment mais j’allais me débrouiller pour m’installer mais j’avais décider d’y parvenir.
J’ai d’abord commencé par créer ma marque : KarmayaK.
Karma, parce que j’aime beaucoup l’idée qu’on ne récolte que ce qu’on sème et ce qu’on s’aime aussi. C’est une ligne de conduite. Yak, parce que c’est un énorme ruminant dont on ne récolte, à la main, qu’une centaine de grammes de duvet par an. C’est une fibre excessivement douce et chaude et c’est aussi la première fibre, et pas la plus facile, que j’ai appris à travailler.
Au début, quand je ne faisais que tricoter, je donnais des cours d’initiation au tricot, gratuitement. Les gens venaient, je leur apprenais, certaines m’écrivaient après pour me dire que ça leur avait presque sauvé la vie, genre, j’ai un coup de mou et hop je tricote. Personnellement, c’est comme ça que je commence chacune de mes journées. Je m’assieds devant un café, je sors un tricot et je monte quelques rangs. Ça m’aide à rassembler mes idées, à ralentir, à souffler, respirer.
Après le tricot, j’ai eu envie de décortiquer le fil. De comprendre comment il se fabriquait. Le Père-Noël m’a offert un rouet et moi je me suis payée des stages. J’ai alors appris à trier, laver, carder et filer la laine. C’est la première étape, très minutieuse, depuis la toison brute d’un animal. On retire les crottes la paille les petites bêtes. On lave. On carde, ça veut dire brosser toutes les fibres dans le même sens en vue du filage. C’est l’étape où je me sens le plus connectée à la nature, les mains dans une toison, à sentir la bête avec mes mains grasses et pleine de suint. Une fois la laine sèche, on la carde et enfin, on la file. Pour une pelote d’une centaine de grammes, il y a parfois des heures et des heures de travail. Ce qui explique la somme qui peut paraître exorbitante pour les novices mais qu’il est indispensable d’expliquer. Moi, je me paye moins de 5 euros de l’heure. Sur certaines pièces, entre 3 et 4 euros. Mais je ne compte pas mes heures, je suis heureuse quand je travaille. Ma dernière pièce c’était un poncho, ça correspondait à 3 euros 33 de l’heure. Être artisan, c’est comme être écrivain. Bukowski disait, si tu le fais pour l’argent, alors fais autre chose !
Après cela, et comme ça ne me suffisait encore pas, j’ai eu envie de teindre mes laines. Alors j’ai appris, toute seule cette fois, comme une sorcière avec son chaudron. J’ai fait mes premiers essais teintures. Et je dois être une vraie sorcière parce que ça a marché tout de suite.
Mais comme ça ne me suffisait encore pas, j’ai accueilli quelques moutons afin d’être sûre de l’origine de mes fibres. Rien ne vaut un mouton heureux pour faire une belle laine !
Avec toutes ces pelotes, je crée des pièces uniques et je mets un point d’honneur à ce qu’elles le soient toutes. C’est ma façon de rendre chaque client unique et important. Des Châles-Heureux (des gros châles dans lesquels on s’emmitoufle), des ponchos, des bonnets, des gros gilets, des chaussons, des pulls. Mon credo c’est l’article cocooning, la pièce qui te colle au fond de ton canapé et dans laquelle tu ne veux plus bouger.
En parallèle, comme j’aime beaucoup apprendre aux gens, paraît que j’ai une patience hors norme pour ça, je donne des cours d’initiation au filage, sur rouet traditionnel (à pédales) et sur rouet électrique (avec une prise !). Mon ambition c’est d’arriver à convaincre les jeunes de ralentir et j’ai idée que le côté ludique du rouet électrique peut y contribuer. Comme Stone Marten, mon éditrice, qui estime que c’est dès le plus jeune âge qu’il faut agir, semer les graines, j’ai la conviction que si les jeunes se mettent à filer et tricoter, ils comprendront l’importance de prendre son temps, l’importance mais aussi le bonheur et la fierté de faire soi-même.
Personnellement, voilà comment je fonctionne. Quand j’ai envie d’une belle pièce, je réfléchis. Et c’est là que ça commence. La pièce, je la possède déjà un petit peu. Je pense à la forme, aux couleurs, aux fibres. Elle se concrétise. Ensuite commence le travail des matières, entre mes mains, la pièce existe. Je peux passer un mois, deux mois, parfois largement plus, sur un ouvrage. Elle m’accompagne pendant un long moment. Et puis, quand elle est achevée, il y a plusieurs émotions. La fierté, la satisfaction, la joie, l’excitation, la gratitude. Aucun clic sur un site en ligne ne vous apportera jamais un tiers de ces sentiments. Je porte encore régulièrement le pull de ma mère quand elle avait 12 ans. Hormis le fait que je fasse la taille d’un enfant de 12 ans, quelle pièce achetée aujourd’hui perdurera 30 ans ? Aucune ! Et c’est cela aussi, le travail de la laine ; fabriquer des pièces qui durent dans le temps.
Parce que filer et tricoter, c’est ma façon de résister, c’est lutter contre cette société de surconsommation. En douceur, certes, mais « Par la douceur on peut ébranler le monde. » disait Gandhi.